"Padam, pas d’âme, pas d’âme / Il me fait le coup du souviens-toi" (Blade Runner 2049)
- Nathan Jactel
- 4 oct. 2017
- 3 min de lecture

C’était avec délice que l’on se plongeait dans les sombres projections futuristes de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), cette rêverie mélancolique qui n’endort pas tout à fait nos angoisses existentielles. Blade Runner 2049, que Ridley Scott a produit et co-scénarisé avec Hampton Francher – déjà présent sur le premier film – s’inscrit dans la continuité de celui-ci et c’est bien là son seul mérite.
Le film original mettait en scène le motif « vu et revu » de l’œil miroir de l’âme, qu’il revisitait pourtant avec esprit. Il adaptait ainsi l’adage des linguistes les limites de mes mots sont les limites de mon monde au langage cinématographique : les limites de ma vue sont les limites de ma vie. Les Réplicants étaient spectateurs du monde, dont ils percevaient la beauté. Elle éveillait en eux des sentiments, manifestations de l’âme. Mais le film s’achevait sur une cruelle désillusion : si les images sont trompeuses, les états d’âme et la conscience qui en découlent sont-ils faux eux aussi ?

Les scénaristes de Blade Runner 2049 ont intégré cette réflexion et en ont compris les limites. L’intelligence artificielle ne peut se référer qu’à l’image. De simple observatrice du monde, elle doit en devenir actrice. Elle doit interagir avec lui pour en avoir pleinement conscience. C’est précisément l’expérience sensorielle qui sépare l’intelligence de la conscience. Le film part ainsi du personnage de K., un Réplicant désincarné. Réduit à une simple enveloppe, il va peu à peu prendre corps pour « prendre âme ». Le choix de Ryan Gosling comme acteur principal est d’ailleurs particulièrement judicieux, la justesse de son jeu passant par l’économie de ses gestes. Ana de Armas, qui n’est qu’une projection, interprète au contraire son rôle avec une intensité lumineuse.

La force de ce film tient dans le pari – ou la gageure – d’explorer ce nouveau langage, celui du corps. K. crève l’écran littéralement pour aller à la rencontre du monde, en déployant ses sens :

L'ouïe

L'odorat

Le goût

Et le toucher

Le Réplicant trouve son essence par les sens et devient ainsi un être unique. Sa venue au monde est d’ailleurs actée symboliquement par un baptême ; désormais « trop important pour K. », il devient Joe. Cette ouverture intéressante s’essouffle rapidement car elle n’est portée que par Joe.
Les autres personnages sont simplifiés à l’extrême. Ils n’ont qu’une obsession, très terre-à-terre, celle de l’enfantement biologique comme déterminant absolu de l’humanité. A la profondeur mélancolique des questionnements du premier film succède cette idée simpliste, qui évince toute autre réflexion philosophique.
De même, la mise-en-scène de Denis Villeneuve est univoque, sans âme. Il tombe dans un didactisme malhabile : on voit son propos mais on ne ressent rien. Ridley Scott, au contraire, entraînait le spectateur à la suite de Deckard (Harrison Ford) dans les rues sales des bas-fonds de la Cité des Anges, en surchargeant l’image de pluie et de fumée. A ces décors trop laids pour être faux succèdent ceux de Denis Villeneuve trop beaux pour être vrais. Ses plans minimalistes aux couleurs saturées se veulent artistiques, ils ne sont qu’artificiels. Il perd ainsi ce qui faisait la force du Blade Runner et perd le spectateur dans l’épure.

On peut au moins reconnaître une certaine cohérence à Blade Runner 2049. Il s’abstrait de cette dimension ordinaire pour se consacrer au mythe : il transforme l’enquête de Deckard en quête de K. Seulement, il sombre dans un mysticisme caricatural avec le personnage grotesque de Wallace (Jared Leto) qui multiplie les aphorismes (« C’est ainsi que je nous ai conduits jusqu’aux neuf mondes. Neuf. Un enfant peut compter jusqu’à neuf. Nous devrions posséder les étoiles »).

Malheureusement, cette tentative d’originalité tourne court et le film revient inexplicablement sur les traces de l’enquêteur Deckard. A partir des retrouvailles avec Harrison Ford, le film s’embourbe en confondant références et déférence. Par une confiance aveugle en la puissance évocatrice du premier Blade Runner, sa suite abandonne toute ambition et se contente de le citer.

Comme le dit Nabokov dans Pale Fire :
« La lune est une voleuse de grand chemin
Sa pâle lumière, elle la fauche au soleil ».
Denis Villeneuve se saisit des images iconiques de Ridley Scott et tente de les ranimer numériquement, quand il ne les reproduit pas directement !

Autrement dit, il croit faire revivre aux spectateurs l’émotion du film original par une mise-en-abyme complaisante des souvenirs qui produit malheureusement l’effet inverse, tant il s’y attarde lourdement. A l’instar de Joi (Ana de Armas), quand on s’arrête sur l’image, la magie de l’illusion disparaît.

C’est le paradoxe du film qui prétend nous offrir une vision de 2049 alors qu’il réveille les pâles fantômes de 1982. Ce que l’on espérait être une boule de cristal se révèle une boule à neige poussiéreuse.

« C’est ainsi que nous avançons, barques luttant
contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé. »
Francis Scott Fitzgerald
La Chèvre
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