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Entretien avec Cédric Anger par La Chèvre

  • Photo du rédacteur: Nathan Jactel
    Nathan Jactel
  • 10 nov. 2017
  • 45 min de lecture

C’est un petit pas pour l’Homme, un grand pas pour La Chèvre.

La Chèvre présente son premier entretien, avec Cédric Anger. C’est un double honneur, car Cédric Anger est non seulement un grand réalisateur, mais c’est aussi la première personne que La Chèvre souhaitait interviewer, quand ce blog a été créé il y a maintenant 9 mois (la genèse).

Avant toute chose, je souhaite donc remercier chaleureusement Cédric Anger pour m'avoir accordé cette interview (malgré son emploi du temps très chargé en ce moment), et pour s'être montré gentil comme un agneau.

Cédric Anger a été critique aux Cahiers du Cinéma, ce qui m’arrange bien car, comme il le disait lui-même à propos de Brian De Palma : « issu d'une génération de cinéastes-cinéphiles, [il] n'hésite pas à théoriser sur ses propres films et à en livrer les clés. »

Il a réalisé trois films (Le Tueur en 2007, L’avocat en 2011 et La Prochaine fois je viserai le cœur en 2014) et en a co-écrit de nombreux autres, notamment avec Xavier Beauvois et André Téchiné. Il sortira en 2018 L’amour est une fête avec Guillaume Canet et Gilles Lellouche, actuellement en post-production et dont il a parfois été question lors de cet entretien.

La Chèvre : Vous avez coécrit deux films sortis cette année (2017) : Nos Années Folles (André Téchiné) et Tout nous sépare (Thierry Klifa). Vous êtes en post-production pour L’amour est une fête (sortie en 2018). Est-ce un hasard ? Comment expliquez-vous une telle accélération dans votre carrière ?


Cédric Anger : Un hasard, j’en sais rien ! Je ne pense pas carrière du tout, moi, vous savez. Je mets la priorité sur mes films, évidemment. Il y a des metteurs en scène qui sont acteurs. Moi, je ne suis pas acteur, donc entre chaque film, le temps que les films se montent, je peux en écrire pour d’autres si le sujet me plaît ou si ce sont les acteurs, le réalisateur, ou peu importe. C’est une sorte d’occupation entre mes films. Mais une occupation qui me plaît ! J’aime écrire, de toute façon. Mais c’est vrai qu’il n’y a ni calcul, ni rien. C’est un peu le hasard des rencontres, j’ai connu Klifa par Téchiné, le point commun c’était Catherine Deneuve qui était contente que je collabore à un scénario qui partait d’une idée mais il n’y avait pas grand-chose. Donc c’est surtout le hasard des rencontres, et pour m’occuper un peu pendant que les films se montent financièrement. Y en a qui tournent comme acteurs. Moi, comme je ne tourne pas, j’écris des scénarios.


Donc votre priorité, c’est de réaliser vos films ?


Ah oui, ça c’est sûr. Idéalement, s’ils se montaient très vite, je ne ferais que mes films.


Envisageriez-vous de réaliser des films que vous n’avez pas écrits ?


Oh bien sûr, ça c’est possible, oui. Il n’y a pas de souci. Mais après c’est vrai que, comme j’ai commencé par écrire des scénarios avec Beauvois, du coup j’ai du mal à avoir le réflexe de faire appel à quelqu’un d’autre. Surtout qu’il y a quand même une langue, quelque chose qui m’appartient dans mes films : le fait de les écrire. Mais je pourrais faire une adaptation d’un livre si j’ai un coup de cœur, je pourrais travailler avec quelqu’un d’autre, il n’y a pas de règle. Finalement, même si ce sont des sujets a priori extérieurs, être auteur du script c’est un bon moyen d’en faire quelque chose de personnel. Mais on n’a pas besoin de ça pour être auteur du film : Alain Resnais n’a jamais écrit une ligne, pourtant on ne peut pas dire que ce n’est pas un auteur. Paradoxalement, il y en a qui écrivent toujours leurs scénarios et ce n’est pas forcément bon. Ce n’est pas un gage de qualité, c’est juste ma manière de travailler.


Si vous le voulez bien, j’aimerais parler de vos débuts. A partir de quand et pourquoi avez-vous décidé de faire du cinéma ?


Une « raison », on ne peut pas dire ça. Par contre, c’est venu assez tôt. Je dirais juste avant l’adolescence. C’est comme ça… Non, il n’y a pas vraiment de raison particulière. J’ai la « chance » de pouvoir faire le métier que je voulais faire quand j’étais gamin, presque, et peut-être celui que je me sens le plus à-même de faire. Je serais bien embêté de devoir en faire un autre ! Au début, comme tous les gamins, on veut être acteur, on veut être chanteur, on veut faire tout ça. Et puis après, c’est vers 13-14 ans, j’ai vu coup sur coup plusieurs films et ce qui m’intéressait, c’était le travail des réalisateurs, tout simplement. Parce que je voyais des choses qui étaient originales dans leur genre. Il y a des souvenirs très précis, c’est Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, que j’ai vu à 13 ans et qui a été un choc. Tout à coup l’histoire est racontée de manière tellement singulière, c’est vraiment un film de mise-en-scène. C’est un travail très marquant, pour un jeune homme. Ça m’a vraiment donné envie de faire des films. Et puis il y a eu Les Quatre Cents Coups, A Bout de Souffle que j’ai découverts aussi et là je me suis dit : c’est ça que je veux faire. Tout simplement. Oui, c’est une obsession : on veut faire ça et on est sûr qu’on en fera. C’est comme une foi qui vous habite. Moi, je n’avais rien qui me prédisposait à faire du cinéma. Je suis né en Normandie, mes parents n’ont rien à voir avec ce métier là et c’est vraiment le fait d’être habité par ça, très tôt, très jeune. Ça n’a même pas inquiété mes parents tellement j’avais l’air sûr de moi (rires). Au moins j’ai eu la paix.


Si j’ai bien compris, ça a commencé quand vous avez rencontré Jean Douchet ?


Non, je dirais que j’ai rencontré Jean Douchet parce que ça avait commencé ! Comment ça a commencé ? J’avais un oncle. A l’époque – dans les années 1970-1980 – Première faisait des petites affiches. Et mon oncle avait tapissé sa chambre, chez ma grand-mère, avec ces petites affiches de Première. Et, gamin, je m'amusais à apprendre le nom des films, le nom des acteurs, les trucs comme ça. Voilà, j'étais vraiment môme : j'avais 5-6 ans. A ce moment-là, aucune vocation. Juste une fascination pour les affiches de films, les acteurs, des choses comme ça parce qu'il avait tapissé sa chambre avec les affiches de films sortis entre 1977 et 1982. Là, c'est venu comme ça, et après j'ai vraiment aimé – grâce aux films dont je vous parlais – le cinéma et le travail de metteur en scène. J'ai commencé à m'y intéresser. Comme je vous ai parlé des Quatre Cents Coups et d'A bout de souffle, j'ai commencé à m'intéresser aux Cahiers du Cinéma, à l'histoire de cette revue et au fait qu'elle avait produit des metteurs en scène. Et puis c'est comme ça que j'ai vu que Jean Douchet, qui avait fait partie de la Nouvelle Vague, une fois faisait une conférence à Caen sur Pickpocket de Bresson. Donc je suis allé voir le film au Café des Images, dans la banlieue de Caen. Et puis moi j'avais fait une petite revue avec des amis au lycée qui s'appelait le « Cercle Cineman » parce que c'était un clin d'œil au premier ciné-club fondé par Truffaut, quand il avait 18 ans au quartier latin. Donc on avait cette petite revue, avec cinq "signatures" dont trois pseudos à moi (rires). Donc on n'était pas nombreux ! Et je l'avais envoyé à Jean Douchet, à Serge Daney et les deux m'avaient répondu. Et Douchet, quand je l'ai vu à Pickpocket, il m'a tout de suite dit : "Il faut écrire aux Cahiers du Cinéma, il faut venir à Paris, il n'y a pas de secret". Et c'est comme ça que j'ai débarqué le Bac en poche (pour avoir la paix, justement) à 17 ans ici et que j'ai écrit aux Cahiers à 18. J'ai commencé les critiques assez tôt, et après j'ai rencontré Beauvois. De fil en aiguille, lui n'aimait pas écrire, moi j'aimais bien, on était assez amis et on l'est toujours, donc il m’a proposé – alors que je ne l'avais jamais fait – d'écrire un scénario : Selon Matthieu à 23 ans, quelque chose comme ça. C'est comme ça que j'ai commencé à écrire, tout simplement. Ça s'est fait sans calcul et de manière très naturelle.


"J'avais fait une petite revue avec des amis au lycée qui s'appelait le Cercle Cineman.

On avait cinq "signatures" dont trois pseudos à moi."


Vous saviez quand même que vous vouliez passer derrière la caméra ?


Oui, j'ai toujours voulu faire des films. Mais après, il faut se sentir prêt : il faut quand même commander une équipe, donc j'avais fait un premier court métrage en 2001. Je m'en rappellerai forcément puisqu'on avait tourné le 11 septembre 2001 et il y avait un des acteurs qui avait son frère à New York. L'équipe avait vu qu'il se passait quelque chose donc j'avais fait éteindre les TV pour qu'il ne le sache pas, le mec en question (rires). Pour qu'on reste concentré. On ne lui a dit qu'en fin de journée. J'avais 25-26 ans, je dirais, après avoir écrit des scénarios. Je connaissais Caroline Champetier, une grande chef op', je commençais un petit peu à connaître des gens à droite à gauche. J'avais écrit un scénario de long qui était prometteur mais un peu trop violent donc qui avait été impossible à monter. Je touche du bois : c'est le seul projet arrêté pour le moment. Par contre, ça m'a permis de faire ce petit film d'une demie heure, donc tout de suite on sait si on est fait pour ça ou pas. Parce que c'est bien de rêver de faire du cinéma mais à un moment il faut diriger des gens. Il ne s'agit pas de faire le chef, c'est pas ça un metteur en scène. C'est juste de bien se faire comprendre, pour les acteurs et pour les techniciens. J'étais à l'aise, en fait, donc il n'y avait pas de problème. Après, de fil en aiguille, j'ai toujours gardé mon activité de scénariste à côté de mes propres projets. Pour le moment, j'ai toujours fonctionné comme ça.


Vous aviez déjà un peu d'expérience ? J'ai lu que vous aviez été assistant de Xavier Beauvois.


Non non, je n'avais jamais été assistant de Xavier Beauvois. J'ai été stagiaire sur des petits trucs, sur un film de Jean Douchet qui était une captation de La Serva amorosa de la Comédie Française. C'était ma seule expérience de plateau. Après, je passais sur des tournages. Mais je n'ai jamais été vraiment assistant-réalisateur, parce que le problème quand on l'est, c'est qu'on s'habitue assez vite à la paie de l'assistant-réalisateur et on peut reporter à quinze ans plus tard le fait de vouloir faire des films. Et parfois, c'est trop tard. Donc je ne voulais pas m'habituer à gagner ma vie. (rires) Donc je vivais mal, mais au moins je savais que je ne perdais pas de temps. Et puis stagiaire, honnêtement, on porte les cafés et tout, on n'a pas grand-chose à faire donc c'est le bon endroit pour voir les choses, parce qu'on n'a pas le nez dans le guidon. Quand on est jeune en plus, on s'en fout de porter des cafés, ce n'est pas un problème.


"Je ne voulais pas m'habituer à gagner ma vie."


Vous étiez déjà avec Grégoire Colin, je crois, pour votre court métrage. Avez-vous l'habitude de tourner avec les mêmes acteurs ? (Grégoire Colin dans son court-métrage Novela, puis Le Tueur, Gilbert Melki dans Le Tueur et L’Avocat, Benoît Magimel dans Selon Matthieu de Beauvois et L’Avocat, Guillaume Canet dans L’Homme qu’on aimait trop de Téchiné et La Prochaine fois je viserai le cœur et bientôt dans L’Amour est une fête) Avez-vous une relation particulière avec eux ?


Oui, je les aime profondément. En fait, j'ai des rapports amicaux avec eux, assez vite on s'entend assez bien. Et c'est vrai que c'est une chose que j'aime particulièrement dans ce métier, les acteurs, et s'amuser à les emmener dans des rôles qu'ils n'ont pas forcément faits. Colin a été très associé à un cinéma d'auteur, c'était amusant de lui faire faire plutôt des films de genre. Melki, avec qui j'ai travaillé deux fois aussi, qui était connu évidemment pour La Vérité si je mens, je lui ai proposé des choses très différentes. Souvent en plus, je m'entends très bien avec des gens qui ont soi-disant très mauvais caractère. J'aime les acteurs, profondément. Je suis admiratif et en même temps, je ne laisse rien passer dans le travail. J'essaie de faire en sorte qu'ils soient les plus vivants et qu'on les voie d'une manière dont on ne les a pas vus. C'est un truc qui me plaît. Mais ne serait-ce que pour moi, en tant que spectateur. Je fonctionne toujours comme un spectateur, c'est-à-dire que je fais des films que j'ai envie de voir et qu'on ne fait pas. J'ai envie de travailler avec des acteurs que je ne vois pas de cette manière-là dans des films, donc j'essaie de leur proposer un travail un peu différent. Si on prend par exemple Guillaume Canet pour La Prochaine fois je viserai le cœur. Pour ce film, il y avait deux possibilités : soit prendre un inconnu pour que le public croit tout de suite au tueur, ou prendre une star comme Guillaume et le filmer comme un inconnu. C'était l'idée. Je lui ai dit : on va essayer de faire comme si tu n'avais jamais fait de film et on te filme pour la première fois.


D'ailleurs, on ne voit pas son visage dans les premières scènes du film.


Justement, ça c'était un principe, de le faire apparaître. Pour qu'on y croit. Comme c'était Guillaume Canet, il fallait fonctionner au coup par coup. Et de ne voir son visage effectivement qu'à partir du moment où il met son uniforme, après la séquence d'ouverture. Ça permet de le faire apparaître et que les gens y croient peu à peu. Parce que s'il était directement frontal, le flingue à la main avec les auto-stoppeuses, les gens n'y croiraient pas. Ça permettait aussi de rythmer le film presque sur des éléments fantastiques. Il y a un monstre : on ne le montre pas tout de suite. On le montre par à-coups... Tiens, il y a David Cronenberg qui passe ! [NDLR : David Croneneberg est le cinéaste de la monstruosité par excellence, comme vous pouvez le voir dans cette excellente conférence du Forum des Images].


(Rires)


Non, c'est vrai en plus.


(Je regarde par la vitrine… Effectivement, David Cronenberg passe sur le trottoir à côté du restaurant et continue son chemin !) Justement, y a-t-il des cinéastes actuels qui vous inspirent ?


Oh plein ! Enfin qui m’inspirent… En tous cas, que j’admire, oui ! Inspirer c’est autre chose. Après, il y a toujours des gens encore en activité comme Scorsese. Mais les vraies inspirations je dirais, je les prends plus en amont. Mais je suis toujours très attentif « à ce qui se fait », et j’aime énormément de choses. Je suis dans un moment maintenant où je revois beaucoup. Je reste attentif évidemment au cinéma qui sort, je découvre, mais je regarde pas mal de choses que j’avais aimées il y a 20 ans et que je n’avais pas revues depuis. Et puis je me rends compte que je les connais toujours assez bien (il sourit). Mais vous voyez, c’est le principe des films de chevet qui changent. Et puis de temps en temps aussi découvrir des films inconnus de metteurs en scène que j’aime. Grâce au Blu-Ray, au DVD aujourd’hui on peut découvrir des films qu’on ne connaissait pas. Par exemple, là je suis en train de me faire plusieurs Abel Gance qui est un metteur en scène que je ne connaissais pas bien. Est sorti chez BiFi Napoléon que je n’avais jamais vu, qui est quand même un choc. Du coup j’en reprends deux, trois autres que je ne connaissais pas. Enfin je reste très attentif à ça. Après, les influences elles-mêmes c’est très très large parce que ça dépend des cycles, ça dépend des films. Évidemment, je suis venu au cinéma par le film de genre, donc Melville c’est quelqu’un qui m’a toujours fasciné et dont j’adore le cinéma. Mais je viens de faire un film [NDLR : L’Amour est une fête] qui n’a rien à voir avec Melville. Enfin je pense ! Au contraire, je dirais, je me suis plus intéressé à Renoir, à un autre genre de metteurs en scène. Ou même à découvrir Fellini que je n’aimais pas beaucoup il y a une dizaine d’années et que maintenant je redécouvre avec plaisir, et que je trouve assez épatant. Et ça nourrit le film en cours, je pense. Ça marche par cycles. Alors après, parfois on fait des clins d’œil, on a des références dans les films, évidemment. De Palma fait partie des cinéastes que j’adore aussi [Voir son entretien avec Brian De Palma dans les Cahiers du Cinéma 546, 2000]. Mais c’est en fonction des films qu’on fait, un peu. Et puis entre les films, j’adore découvrir des choses que je ne connaissais pas.


"Évidemment, je suis venu au cinéma par le film de genre,

donc Melville c’est quelqu’un qui m’a toujours fasciné et dont j’adore le cinéma."


Donc là, Fellini c’est pour votre film sur la fête ?


Oui, j’en ai revu quelques-uns parce que je trouve qu’il a une manière de faire exister les groupes et d’imposer un climat collectif un peu joyeux, où les acteurs principaux sont un peu mélangés aux inconnus. Et parfois ils sont réduits à l’état de silhouette et je trouve ça intéressant. Renoir c’est pareil : j’ai revu La Règle du jeu parce que je tournais dans un château à un moment et il n’y pas mieux que La Règle du jeu pour les châteaux ! C’est comme un laboratoire : on utilise des trucs, on les digère, on sample dessus, on les remixe… On pourrait dire ça comme ça. Mais c’est difficile, quand on est Occidental et cinéphile en plus, de faire des films comme s’il n’y en avait pas avant. C’est impossible, je trouve. On a l’œil aujourd’hui « contaminé » par tout ce qu’on a vu. Et plutôt que de vouloir faire comme si ça n’existait pas et jouer le côté, comme on entend parfois : « Oh mais non, je ne connais pas ce film-là, machin-chose » alors qu’on voit qu’on est à la limite du remake (rires). Moi je préfère dire : « Oui, bien sûr, j’ai vu beaucoup de films donc ça joue forcément dans mon cinéma ». Mais ce qui m’intéresse de plus en plus dans mon travail, c’est de trouver la singularité des films en fonction de leur thème. C’est un peu mon raisonnement sur La Prochaine fois je viserai le cœur, c’était : s’il y avait trois metteurs en scène à qui on passait commande de ce fait divers là, il y aurait trois films différents. C’est comme les Madame Bovary de Minelli et Chabrol, ils n’ont rien à voir, ni celui de Renoir. On raconte sa musique. C’est ça qui m’intéresse de plus en plus. Je dirais que mes deux premiers films étaient très référencés et depuis La Première fois…, il s’est débloqué quelque chose. Bien sûr qu’il y a des clins encore dedans, qu’on verra, conscients ou pas conscients. Mais je pense avoir imprimé une musique plus personnelle. Et là, le prochain est complètement OVNI. Ça n’a rien à voir avec ce que j’ai fait, et – j’espère – avec ce qui se fait.


D’ailleurs, pour La Prochaine Fois je viserai le cœur, vous aviez plutôt parlé de références photographiques : Todd Hido, William Eggelston et la photo de David Hamilton.


C’est vrai, exactement. Alors Hamilton c’est un peu différent. Ce n’était pas une référence pour moi, c’était une référence pour le personnage. C’était une époque – je me rappelle, moi, mon père il avait ça – où, comme c’était très populaire David Hamilton, les gens avaient sur leur table basse dans leur salon, des photos, des albums et des posters de David Hamilton. Il était très à la mode à un moment. Alors que Todd Hido, tout ça, c’était plutôt pour nourrir l’ambiance et l’atmosphère du film. Mais de plus en plus, je peux fonctionner par références photographiques, complètement. Et m’amuser, même, à vouloir reproduire une photo. C’est tout à fait possible. Avec le chef op’, on est très « clients » du travail de certains photographes donc ce sont des choses qui nous inspirent, quoi. Là par exemple pour le prochain, on avait des références aussi sur les photographes avec des néons, comme ça se passe dans le milieu de Pigalle la nuit dans la première partie : les sex-shops, les peep-shows… On a été nourris par certains photographes qui ont travaillé sur la nuit et sur le côté « néon » des choses.


Et à part les photographes, êtes-vous inspiré par d’autres formes d’art ?


Ouh ! Alors moi je suis hyper curieux ! Comme nous tous, j’ai envie de dire. Inspiré, je n’en sais rien, mais je suppose qu’on se nourrit de tout ce qu’on lit, même quand on ne le sait pas. Simenon dit ça, et je trouve qu’il a raison : « On fait l’éponge ». On n’en a pas toujours conscience, mais on lit un truc, ça va nous marquer et on va le ressortir. On fait l’éponge et après on fait ça (il presse ses mains) et on sort notre travail à nous. Et c’est bien si on n’a pas toujours conscience de nos références, parce que sinon ça peut très vite faire des films clin d’œil tout le temps et ça, ça peut être fatiguant aussi. Trop maniériste. A un moment, ce sont quand mêmes les gens, les personnages qui sont intéressants. Si on est trop maniériste, on risque de faire une forme un peu figée et les personnages n’existent pas trop, où les gens se font purement plaisir, et où il y a une tendance, je trouve parfois dans le cinéma d’auteur, à montrer : « Regardez comme je suis un grand cinéaste, comme je sais filmer » au détriment des personnages, ce que je trouve dommage. C’est toujours pour ça qu’on fait du cinéma : pour les personnages, les acteurs, le côté humain du truc. N’avoir que la forme, ce serait étouffant. Chez les metteurs en scène que j’aime beaucoup, j’aime leurs films vraiment de personnages, moins leurs films esthètes. Mais si ce n’est que naturaliste, ça ne me plaît pas non plus. J’aime un équilibre entre le côté humain et la forme.


"J'aime les films de personnages, moins les films d'esthètes.

J'aime un équilibre entre le côté humain et la forme."


Toujours sur les autres formes d’art, la musique tient une place très importante dans vos films, et vous avez toujours travaillé sur les trois avec le même compositeur : Grégoire Hetzel. Comment expliquez-vous une telle affinité ? Comment travaillez-vous ensemble ?


Sur les quatre films, même (en parlant de « L’amour est une fête »). Déjà, la musique c’est très important parce que moi, j’écris en musique. Je vis en musique, je suis toujours avec un truc, j’écoute de la musique très très souvent. Et c’est une des formes d’art qui est la plus importante pour le cinéma. Un film, c’est une forme de musique qu’on veut imposer aux gens. Même si c’est avec des images, et pas seulement du son, il y a une forme comme ça liée à l’émotion, qui raconte une histoire. Est-ce du classique, est-ce du moderne, est-ce qu’on change les harmonies ? Ce sont de vraies questions de cinéma. C’est vrai que c’est très présent dans ma vie de tous les jours. Grégoire, je l’ai rencontré à la base parce qu’il avait fait des musiques de Desplechin, des musiques que j’avais aimées. On s’est rencontré comme ça. Et c’est quelqu’un avec qui ça marche bien parce que je lui propose à chaque fois des expériences un peu différentes de ce qu’il fait. Là, par exemple, une de nos références c’est Ennio Morricone. Ça, il n’a jamais fait donc ça l’amuse. Et comme je suis très sensible à ça, même les plans – parfois – sont montés en fonction de la musique, du coup je campe chez lui. Il appelle ça, lui, « du harcèlement » (rires). Donc je suis là et je dis : « Non, non, la note elle doit tomber là et pas là ». C’est très précis, sur la musique. Mais ça on ne peut le faire qu’avec quelqu’un avec qui on s’entend bien, qui vous fait confiance, à qui on fait confiance, parce que ça peut être fatiguant pour un musicien d’être avec moi. Dans le prochain film on a aussi beaucoup de musiques de chansons de l’époque, ce qui est normal car c’est un film qui se passe dans les années 1980 à Paris, dans les boîtes de nuit.


"Un film, c’est une forme de musique qu’on veut imposer aux gens.

Est-ce du classique, est-ce du moderne, est-ce qu’on change les harmonies ?

Ce sont de vraies questions de cinéma."


Vous savez déjà quelles musiques vous allez utiliser en écrivant le film ?


Oui, pas toutes, mais il y a certaines séquences qui sont tournées en fonction de ces chansons, vraiment. Parce que, rythmiquement, elles ont quelque chose qui m’a même donné l’idée de la scène, souvent. C’est ça, le truc, ce n’est pas pour illustrer. C’est vraiment que parfois c’est une chanson. Par exemple, j’ai une scène de casse dans mon film, là. Des mecs arrivent cagoulés et cassent tout un peep-show – sex-shop. J’ai vraiment pensé cette scène en fonction d’une chanson. Et il se trouve que ça ne marche pas mal ! (rires) Heureusement. Mais parfois, on rêve. J’ai une autre scène, comme ça, des personnages un peu éméchés dansent dans la cambrousse la nuit et mettent à l’autoradio une musique très forte. On l’a tourné avec une chanson qui ne marchait pas du tout. Donc il n’y a pas de règle. Mais souvent, ça marche mieux quand ce sont des séquences un peu au ralenti. C’est vraiment en fonction du truc. Mais en tous cas, c’est très important la musique pour moi, oui. Et en même temps, paradoxalement, je comprends très bien – et ça me fascine aussi – des gens qui l’utilisent peu comme Beauvois, par exemple. Il l’utilise un peu plus depuis qu’il travaille avec Michel Legrand mais quand on prend Des Hommes et des Dieux, Le Petit Lieutenant par exemple, il n’y a quasiment pas de musique. Voilà, il faut arriver à le tenir, parce que la musique parfois ça aide aussi quand la mise en scène elle a pas assez fait son travail (rires) à indiquer : « Non, là on va dans cette direction ». Parfois c’est trop. Mais moi j’essaie de l’utiliser non pas pour accompagner la dramatisation, le scénario ou les situations (là c’est triste, là c’est suspens…) – je ne fais jamais ça – mais plutôt pour faire ressentir ce que ressent le personnage. Et ça c’est vraiment ce qu’on a fait avec Grégoire pour La Prochaine fois je viserai le cœur : une musique qui vient du cœur du personnage. Essayer de faire ressentir aux gens la manière dont il voit le monde, dont il le vit à ce moment précis, et pas jouer le suspens forcément. Plutôt jouer un truc subjectif, finalement.


Par exemple, dans La Prochaine fois je viserai le cœur il y a un peu la « petite musique du crime » qui s’enclenche quand il déraille.


Oui, mais ce n’est pas une musique criminelle. On se rappelle que c’est sa musique à lui. Et ça, c’est un peu différent. On n’est pas sur le côté – qui est remarquable – Les Dents de la mer avec le requin. On est au contraire sur un truc ressenti, à lui, qui appartient au personnage. Donc ce n’est pas une musique d’accompagnement dramatique, c’est plutôt une musique d’accompagnement psychologique ou d’émotion du personnage. Si on prend la poursuite par les flics, par exemple, qui est une séquence assez longue avec beaucoup de musique, à aucun moment on ne joue la musique de film de genre. Au contraire, on est dans quelque chose de très classique, presque, avec des cordes, mais en même temps des choses qui sont inspirées plutôt de de la musique contemporaine des années 1940-1950, de Britten, de Arvo Pärt, une musique un peu déconstruite. Des mouvements. Je trouve que c’est essentiel.


Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parler plus particulièrement de vos films. Vous vous intéressez beaucoup aux faits divers, aux histoires vraies. Donc pour commencer, qu’est-ce qui vous attire vers une histoire ?


Oui, c’est vrai. Ça dépend des scénarios, pour d’autres ou pour moi. Il faudrait presque prendre au cas par cas. Beauvois pour Le Petit Lieutenant, par exemple, il voulait faire un film sur le travail policier. Donc on a passé un peu de temps à « vivre avec des flics », à les accompagner travailler, lui beaucoup plus que moi. On l’a écrit avec un flic, Jean-Éric Troubat, qui a participé au scénario. Mais il y avait vraiment un côté documentaire, effectivement, sur le travail policier. Si on prend L’homme qu’on aimait trop, qui est une histoire vraie aussi sur l’Affaire Le Roux pour Téchiné, c’était à la base une sorte de commande. Et André, ce qui l’intéressait là-dedans c’était le trio des trois personnages. Finalement, quelque chose qui est le mystère de ce personnage : on ne sait pas s’il l'a tuée ou pas tuée. Pour La Prochaine fois je viserai le cœur, moi ce qui m’a fasciné (là, il n’y a pas de mystère sur qui a tué), c’est le mystère sur « pourquoi ? ». On ne peut pas dire pourquoi ce mec a tué. Même les psychologues qui l’ont interviewé à l’époque n’ont pas su donner une raison à ça. Donc il y en a plusieurs ou il n’y en a aucune. Et ça, ça m’intéressait de suivre un personnage qui, à la fin du film, est encore plus mystérieux qu’au début. C’était vraiment le truc que je trouvais intéressant. J’ai voulu rester fidèle à ce mystère, quand dans les films on veut toujours expliquer que ça vient de l’enfance, ou d’un traumatisme, sa maman était méchante avec lui ou il s’est fait violer. Il y a toujours des explications psychologiques des serial killers et là il n’y en avait aucune. Et ça, ça me plaisait. Il y avait aussi le fait que ce n’était pas un vrai serial killer. Au fond, il rêvait d’en être un, c’est une grande différence. Ça n’empêche qu’il a tué. Mais il n’avait pas le cran de ça, il n’avait aucun plaisir à tuer, au contraire, il disait toujours aux filles : « Attention, je vais vous faire mal ». Il était bouleversé quand il tuait. Ce n’est pas du tout un mec qui prend du plaisir à ça. Il joue au serial killer. Mais au fond, c’est un mec ordinaire qui ne sait pas comment exister. Pour moi, c’est un personnage – puisqu’on parlait de références tout à l’heure – un peu comme le Travis de Taxi Driver : un type qui n’est personne. C’est l’anonyme qui n’en peut plus d’être anonyme, et qui veut crier qu’il sert à quelque chose sur la Terre. Sauf que lui, il ne met pas ça au service d’une énergie positive, pour sauver quelqu’un, mais ce n’est une énergie que négative. Et ça, je trouve que ça raconte un peu quelque chose d’aujourd’hui : des gens qui ne savent plus comment exister positivement, qui se disent : « Eh bien tant pis, je vais exister négativement, et tant pis si je meurs. Je vais faire quelque chose et on entendra parler de moi. Tant pis si c’est par le crime. » Il a quelque chose de ça, Alain Lamare. Son histoire raisonne avec des choses d’aujourd’hui. Donc vous voyez, c’est à chaque fois des choses très différentes. Après, il se trouve que ce sont des histoires vraies, qui sont fascinantes aussi parce qu’elles sont vraies. Mas c’est difficile à inventer, un personnage comme ça. C’est de la fiction plus riche que de la fiction.


"Ça m’intéressait de suivre un personnage qui, à la fin du film,

est encore plus mystérieux qu’au début."

C’est un peu comme ce que disait Truffaut : « La vie a beaucoup plus d'imagination que nous. » ?


Eh bien oui, pour le coup c’est vrai. Après, honnêtement, parfois ça peut être un argument. Par exemple pour L’amour est une fête, je suis parti de deux histoires. La première sur des flics de la mondaine à Paris, qui ont fait chier les pornographes. A un moment, quand le ministre a dit « on applique la Loi X à la lettre », ils ont été obligés d’aller faire chier les gens du porno sans vraie conviction, parce que ce ne sont pas des criminels. Et en plus en découvrant des gens sympathiques, qui vivaient d’une manière agréable (rires). Donc c’est un peu ce qu’ils vont découvrir. Et aux États-Unis aussi, il y avait un peu histoire comme ça. Là, c’était un peu différent parce que c’était vraiment le crime organisé qui finançait le porno. Deux agents qui avaient été chargés d’infiltrer le milieu du porno et qui avaient été complètement phagocytés par leur mission. Et moi je suis parti de ce principe-là : c’est deux flics qui sont chargés d’infiltrer le milieu des peep-shows, des sex-shops et du porno et qui vont adorer leur mission (rires). Ce qui permettait d’être plus léger. Mais vous voyez aussi que c’est construit contre le précédent qui était très noir, voire dur, glauque, hard. Celui-là au contraire est assez coloré et assez joyeux. Ça m’amusait de faire une comédie.


Même s’ils sont basés sur des histoires vraies, vos films ont un côté merveilleux ou de conte... (Il y a le conte d’Halloween dans Le Tueur, le côté fantastique ou merveilleux dans La Prochaine fois…, le rêve de la partie de chasse dans Selon Matthieu et Nos années folles est littéralement « conté » par la mise-en-abîme de la pièce de théâtre)


Oui, complètement. Ça c’est ce que permet le genre policier qui vient, à la base, du fantastique. C’est un imaginaire fantastique : la ville tentaculaire, le noir contre le blanc, je parle en couleurs, en contrastes, le crime… Et ça m’amuse d’utiliser ce côté-là. Si on prend La Prochaine fois je viserai le cœur, Alain Lamare avait pour moi un rapport magique au monde. Et ça apporte de la complexité aussi à son personnage. A partir du moment où on essaie de « coller » à comment il ressent les choses et le monde autour de lui, à partir du moment où c’est l’histoire d’un mec qui vit sa propre vie comme un cauchemar, on fait un film un peu halluciné. Il y a des moments comme ça qui ne sont pas vraiment arrivés dans sa vie, qui sont des choses inventées. Quand il va voir le vieux la nuit à la place d’une fille, qu’il lui casse la gueule et que le vieux regarde un film de La Femme au corbeau de Borzage à la TV, c’est presque une scène de cauchemar. Mais finalement, ça raconte quelque chose du vrai état d’esprit du personnage. C’est une scène inventée mais qui raconte quelque chose de vrai sur le personnage qui, je le sais, était allé voir des prostituées et qui en était ressorti à chaque fois complètement déprimé. Plutôt que de montrer ça : trois, quatre filles… Et puis c’est rarement joyeux de voir des prostituées. Comme dirait l’autre [NDLR : Georges Clémenceau], « c’est dans l’escalier le meilleur moment ». Lui, il était vraiment affecté par ça, en colère. C’est une scène qui exprime cette frustration. Surtout que c’est quelqu’un qui idéalise tout. Donc comme tous les gens qui idéalisent tout, il a une réaction inverse. C’est comme le poster de David Hamilton : il voit la jeune fille comme ça, et dès qu’il y a une petite impureté, ça n’obéit plus au fantasme. Il a du mal avec la réalité. Le rêve ou le cauchemar : on est tout de suite dans des éléments fantastiques avec un mec comme ça.


Pourquoi faites-vous des films de genre ?


Le prochain vous verrez, ce n’est pas un film de genre traditionnel. Le genre, c’est moi (rires). C’est-à-dire que c’est un film assez cinglé. C’est vrai que j’ai commencé par le film de genre, mais parce que j’ai aimé le cinéma par ça. Il était une fois en Amérique on en a parlé, A Bout de souffle, des choses comme ça, j’ai adoré Melville, Jacques Becker, même Truffaut. La Nouvelle vague faisait beaucoup de films de genre à ses débuts. C’était une manière de faire ses preuves. Tirez sur le pianiste, tout ça, ce sont vraiment des films que j’ai adorés quand j’ai découvert le cinéma. J’ai lu beaucoup de polars aussi, j’ai adoré ça et j’adore toujours, j’en lis toujours autant. Il y a quand même une histoire de situations fortes. C’est ça qui me plaît dans les films de genre que j’ai faits, en tous cas. C’est qu’on a des situations fortes qui permettent de digresser. Quand il ne se passe pas grand-chose, c’est pas facile de faire des pas de côté, d’avoir des scènes de digression où on parle d’autre chose. Je trouve que les films de genre sont intéressants quand ils ne sont plus esclaves de l’histoire. Quand ils ont tout d’un coup des scènes qui n’ont plus rien à voir. Si on prend En quatrième vitesse de Robert Aldrich, c’est un film dans lequel on se perd. Le Grand Sommeil de Howard Hawks c’est pareil, on s’y perd. Mais on a des scènes qui sont magiques en elles-mêmes. Il s’agit de s’amuser à retrouver cette liberté. Plus l’histoire est forte, plus on a de la liberté pour emmener ailleurs et raconter des choses qui parfois n’ont rien à voir avec le film, en apparence, mais qui ont à voir avec le personnage. Il y a des gens qui utilisent leur matériau biographique parfois, pour faire des films. Moi je ne veux pas faire chier tout le monde : il ne s’est rien passé de spécial. Donc à partir de ce moment-là, c’est plutôt ma vision du monde qui – peut-être – se retrouve de film en film. Presque malgré moi. Mais je n’ai pas d’histoire personnelle à exorciser. Je ne pourrais pas faire La Maman et la Putain, ni Les Quatre Cents Coups, ni Nord de Beauvois. Je n’ai rien à raconter de ça. J’aime la fiction qui permet de ne pas trop se dévoiler. Et ça donne de la liberté. Mais le prochain film, qui part d’un argument policier, va complètement ailleurs. Le film ne fait que digresser (rires).


"Il y a des gens qui utilisent leur matériau biographique parfois,

pour faire des films. Moi je ne veux pas faire chier tout le monde :

il ne s’est rien passé de spécial."


Même si ce sont des films très sombres, vous introduisez des petites ruptures par des détails ou des blagues triviales. Par exemple dans Le Tueur, Dimitri Kopas regarde un film porno à la TV complètement délirant et dit plus tard à Mélanie Laurent : « Vous ressemblez à quelqu’un que j’ai vu à la TV ». Ou dans La Prochaine Fois je viserai le cœur quand Sophie lui dit : « C’est pas grave, ça montre que t’avais très envie ».


Oui, il y en a même d’autres. Dans La Prochaine fois je viserai le cœur il y avait une scène, mais ça ne marchait pas car le film aurait été trop long. Un gendarme, un de ses collègues, qui disait : « Vous trouvez pas que je ressemble à Patrick Dewaere ? Ma mère m’a dit ça. » Alors qu’on voyait qu’il ne lui ressemblait pas du tout (rires). Oui, on s’amuse. Mais après ce sont des films un peu sombres quand même. Le prochain, c’est presque l’inverse. C’est plus un film de comédie où il y a de temps en temps des petits moment sombres. Mais c’est un film qui mélange totalement les genres, très libre je dirais. J’ai de plus en plus envie d’aller vers ça. J’ai essayé de faire quelque chose où il n’y a pas l’apparence de l’unité. On cherche souvent une même forme du début à la fin du film, mais là ce qui m’amusait c’était de partir dans plusieurs sens. Comme j’ai fait des films policiers pour les trois premiers, je me suis dit : « Ça va ! ». Je ne vais pas non plus devenir Olivier Marchal. Donc j’ai envie de faire des films sur autre chose. Le dernier, j’en étais satisfait. En tant que metteur en scène, j’avais l’impression d’avoir réussi un truc. Donc je me suis demandé : est-ce que je suis capable de faire une comédie ? Est-ce que je suis capable de faire rire ? J’ai envie de savoir si je suis capable de faire un film avec une héroïne comme personnage principal, par exemple, et pas un mec. Ça, ça m’intéresse. Je n’ai pas envie de répéter des trucs que j’ai déjà faits. Donc il y a sûrement des rimes et des choses qui se retrouvent. Mais il y a toujours l’idée du challenge, faire quelque chose qu’on n’a pas encore fait, particulièrement pour le prochain.


"C'est un film qui mélange totalement les genres, très libre.

Le genre, c'est moi."


Vous jouez beaucoup avec la dualité des personnages, entre eux (les deux frères dans Selon Matthieu, le tueur et la cible dans Le Tueur) ou en eux (il est à la fois gendarme et tueur dans La Prochaine fois je viserai le cœur à la fois homme lâche et femme audacieuse dans Nos années folles)… Est-ce conscient ?


Oui, c’est vrai. Honnêtement, ce n’est pas forcément conscient. Mais c’est très curieux, ça, de retomber sur ce genre de thématique à chaque fois car ce n’est pas conscient – ce serait dommage. Mais à un moment, quoi que tu fasses, ce sont les Japonais qui disent ça : « On peint toujours la même fleur ». Et ce n’est pas faux. Je pense qu’on fait toujours un peu des versions différentes d’un même thème. C’est peut-être ça qui donne une cohérence à la fin, mais ce n’est pas forcément conscient. Sans doute aussi parce que ça fait des personnages intéressants et que, pour moi, un personnage intéressant est un personnage complexe qui a peut-être plusieurs personnalités. En tous cas qui est dans des situations de mensonge et de dissimulation, parfois. Entre cette vie de fiction et cette vie réelle, dans laquelle s’épanouit-il ? C’est une vraie question, intéressante. Dans la vie, on est nous-même toujours en train de composer un personnage. Ça peut être de la dissimulation mais aussi parce qu’on se sent plus à l’aise dans une autre personnalité que la nôtre, qu’on n’aime pas. C’est vrai que ce sont des choses qui reviennent, mais honnêtement, ce n’est pas calculé.


"Les Japonais disent ça :

« On peint toujours la même fleur »."


Vous parlez de mensonge, de dissimulation. Or, dans vos films on a l’impression que vos personnages, soit ils sont mis-en-scène (Léo dans L’Avocat est « mis-en-scène », entre-autres par Barbet Schroeder), soit ils se mettent eux-mêmes en scène (Léo dans Le Tueur qui « met en scène » sa mort ou Franck dans La Prochaine Fois…).


Oui, c’est vrai ça. Ça, par contre, je n’en ai pas forcément conscience, mais c’est un truc que j’aime dans le cinéma américain classique. C’est une vraie influence de cinéma Hollywoodien des années 1940, 1950, Preminger avec Laura, les films de Fritz Lang, Mankiewicz, des choses comme ça. Il y avait toujours un personnage de metteur en scène. Il y a une histoire, et un personnage qui met en scène cette histoire-là. Mais va-t-il réussir sa mise-en-scène jusqu’au bout ou pas ? C’est quelque chose qui m’intéresse car ça rejoint des thématiques du cinéma classique. Le fait qu’un personnage veuille transformer le monde ou se l’approprier, ce côté « the world is yours ». Il faut être le metteur en scène de sa vie, de la vie des autres et compagnie, ce qui mène parfois à l’échec parce qu’il y a quand même la réalité. Mais on pet aussi être dépassé par sa mise en scène, parfois.


J’ai l’impression qu’ils échouent, dans vos films.


Oui alors euh… Ça va changer ! (rires) D’une autre manière. On va dire qu’ils réussissent, enfin, on va dire qu’ils changent de vie.


On a l’impression qu’ils sont impuissants…


Alors particulièrement dans La Prochaine Fois je viserai le cœur. C’était un élément du personnage, cette volonté de se mettre en scène lui-même, parce qu’il avait l’impression de n’être personne. Je répète ça mais c’est vrai. Cette sensation de ne pas exister, d’être un loup solitaire qui regarde le feu de camps de la civilisation et qui s’en sent complètement exclu. Moi, c’est aussi ce qui me touchait chez ce personnage. C’est le vrai marginal, c’est-à-dire non pas celui qui décide d’être contre et en dehors des clous, mais celui qui aimerait avoir une vie normale mais qui n’y arrive pas. Donc il s’enferme lui-même dans une logique de destruction. C’est pour ça que je disais qu’il rejoint des préoccupations de ces derniers temps, c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à faire partie de – ce qu’on veut dire – la société, la société de consommation, la vie des autres, du paysage… Du coup, il est en colère et il va détruire. Oui, c’était un peu la logique de ce personnage, en tous cas, s’il y a une explication. Mais ça ne peut pas suffire pour tuer des gens. C’est une explication à son parcours. C’est quelqu’un qui a reçu beaucoup d’échecs, beaucoup de contrariétés. Il rêvait sa vie, il voulait être grand militaire, il voulait être dans les forces spéciales, il voulait être dans des choses d’adrénaline et il n’a même pas été capable de se faire embaucher à la sécurité d’une ambassade. Donc il ruminait ses échecs jusqu’à ce que la colère sorte. C’est quelqu’un d’amer.


Généralement, ce sont des figures de réussite ou d’autorité (le financier dans Le Tueur, l’avocat brillant dans L’Avocat ou le gendarme dans La Prochaine fois…) qui se révèlent être déviants/anormaux/dépressifs…


Oui, alors parfois il y a de bonnes raisons : il y a le financier qui est malade (rires) mais qui imagine – justement comme vous le disiez – mettre en scène sa mort, d’une certaine manière. Dans L’Avocat effectivement, c’était basé sur quelqu’un qui était un ami à moi [NDLR : il s’agit de Jean-François Leforsonney, connu notamment pour avoir défendu Christian Ranucci, le dernier condamné à mort], qui avait été avocat de voyous et qui n’avait pas vu le glissement progressif vers le fait qu’à un moment, l’avocat appartient à ses clients. Et qu’il vaut mieux être cynique, bien armé, sinon on se retrouve à être une sorte de larbin. Ça rejoint quelque chose qu’il me disait : ces métiers prestigieux ont perdu de leur prestige, aujourd’hui. C’est quand même la France d’avant, le côté respectable des avocats, des médecins, des professeurs, etc. Maintenant, si les mecs ne répondent pas au téléphone, c’est limite s’ils ne se font pas engueuler. Ce sont des personnages qui ont des rêves à la base, qui exercent un métier et ensuite tout n’est que contrariétés. Du coup certains sont en colère, d’autres se retrouvent à se faire manipulés et se demandent comment retrouver la main sur la mise-en-scène, justement. Le financier dans Le Tueur veut mettre en scène sa mort, effectivement, mais il se demande où, quand, comment, d’un coup c’est la panique. Ce sont des orgueilleux, aussi. Ils ont l’orgueil de vouloir décider malgré tout. Ou de reprendre le contrôle de leur vie. Ce sont des gens qui ne veulent pas lâcher la mise en scène facilement.


"Ce sont des personnages qui ont des rêves à la base, qui exercent un métier et ensuite tout n’est que contrariétés. Ce sont des orgueilleux, aussi.

Ils ont l’orgueil de vouloir reprendre le contrôle de leur vie."

Vous parliez de Léo dans Le Tueur qui veut mettre en scène sa mort. A un moment, il raconte à sa fille l’histoire d’Halloween : « Halloween, ça vient du jour Celte de Samaïn. C’était le dernier jour de leur calendrier, et le seul jour où les morts venaient prendre les vivants. Et si tu sortais, il fallait te déguiser. Pour ressembler à un des morts. Pour qu’ils te fichent la paix. Pour les tromper. » Dans vos films, vos personnages sont-ils morts d’avance ? (Dans Le Tueur, mais aussi dans L’Avocat car on le voit à l’hôpital dès le premier plan du film, ou La Prochaine Fois… car on connaît déjà la fin) Est-ce pour casser le suspens ? Ou la fatalité d’une tragédie ?


C’est vrai. Ça rejoint quelque chose que vous disiez tout à l’heure, le côté fantastique. Ce sont des gens qui sont un peu le personnage de Nosferatu le vampire, à chaque fois. Même le personnage de Grégoire Colin, c’est un personnage qui n’est pas tellement dans la vie. Dans Le Tueur ce sont des gens pas tellement vivants, mais qui habitent le monde réel, donc que se passe-t-il ? Fonctionner sur eux et sur des éléments fantastiques, c’est quelque chose qui m’intéresse. C’est marrant, parce que je me trimbale toujours avec des livres sur moi et là, voilà ce que je relis en ce moment. (Il sort de sa sacoche le livre Nosferatu) C’est une manière d’approcher les personnages qui est assez juste. Je pense que les fantômes existent. Il y a une réalité un peu fantastique. La réalité ne suffit pas. Je trouve que c’est assez intéressant de se dire qu’il y a quand même de la magie, des lois, des signes, des choses. Et la mise en scène est assez intéressante pour ça, pour révéler des signes dans une réalité a priori triviale. Dans le prochain film, oui, l’un des deux n’est pas dans la vie. Il va préférer la vie de fiction à la vie réelle. Je disais à Colin, pour Le Tueur : « C’est Nosferatu », je m’amusais à dire ça. « Quand tu parles, c’est un peu monacal. On ne t’entend pas toujours arriver. » Il était assez associé au nocturne, comme Alain Lamare.


"La réalité ne suffit pas."


Toujours dans cette idée de déguisement : avez-vous peur des cravates ?


Est-ce que j’ai peur des cravates ? Et pourquoi ?


Dans Le Tueur, il enlève sa cravate lorsqu’il fait un malaise car il étouffe. Dans L’Avocat, Léo passe la cravate autour du cou de Vanoni qu’il est en train de trahir, comme une corde de pendu. Dans La Prochaine Fois, Franck passe sa cravate quand il enfile le costume de gendarme…


C’est vrai. Oui, c’est vrai. Je n’ai pas spécialement peur des cravates, à part que je n’en mets jamais (rires). Non mais honnêtement, ce sont des choses – heureusement – dont on n’est pas conscient. Parce que si jamais on en est conscient, ou on n’ose plus le faire, ou au contraire ça peut devenir relou. Il y a toujours des signes, mais je ne parle pas de moi car je ne me vois pas comme « quelqu’un qui a une œuvre » et compagnie, chez des metteurs en scène qu’on aime, parfois on voit les mêmes situations de film en film, les mêmes détails. Vous vous dites : « ça fait cinq fois qu’il nous la filme, cette chose-là », et chaque fois c’est peut-être un peu différent, mais là je ne parle vraiment pas de moi. Heureusement, on n’est pas toujours conscient de se genre de chose. Mais après, (en rigolant) il y aura peut-être une thèse universitaire sur ça. Je plaisante, hein !


Justement, un élément qui revient mais sous différentes formes : vous jouez beaucoup avec les différents types d’images. Que ce soit dans La Prochaine Fois… où vous partez de la photo et y revenez à la fin, dans Le Tueur avec les vidéos en mauvaise qualité de Léo Zimmerman quand on le suit… Comment jouez-vous avec ces différents niveaux d’images ?


Ça dépend des films mais, de toute façon, on est dans un monde d’images. Donc c’est bien de l’intégrer et de jouer avec. C’est vrai que c’est quelque chose que j’ai toujours aimé. Le cinéma américain des années 1970, notamment, jouait beaucoup de ça, des différents supports tout simplement. Vous allez pouvoir vous en donner à cœur joie avec le prochain film, parce qu’on mélange le film aux films pornos qu’ils tournent, aux petits films de cinq minutes dans les cabines de peep-shows, on s’amuse un peu avec tout ça. Comment je joue avec ça ? Ça fait partie de l’histoire, donc j’aime le fait de changer de format parce que ça réveille l’attention du spectateur, toujours dans cette logique qui consiste à ne pas rechercher l’unité. Mais ce n’est pas totalement conscient. Je ne vous cache pas que j’ai beaucoup de mal à analyser mon travail. Je peux toujours vous dire comment on a fait, mais le pourquoi n’est pas conscient, heureusement. C’est pour ça qu’il y a des critiques de cinéma : pour nous apprendre ce qu’on a fait.


"Je suis toujours dans cette logique qui consiste à

ne pas rechercher l'unité."


Dans les ruptures d’images, vous utilisez beaucoup les ralentis, les arrêts sur image, les fondus enchaînés, ce qui est assez rare dans le cinéma contemporain.


Oui, j’aime bien ça. Mais c’est quand même souvent associé – je l’espère – à faire ressentir ce que ressent le personnage. C’est toujours dans une logique d’émotion. Si l‘émotion me vient d’utiliser même un vieux zoom, je me dis qu’il faut l’utiliser. Si on prend l’arrestation dans La Prochaine fois je viserai le cœur, qui est totalement au ralenti, je trouve qu’on ressent un peu ce que ressent le personnage : cette arrestation est un peu flottante, fantastique justement, le monde s’écroule, il ne comprend pas bien. C’est une affaire de sensations : faire ressentir ce que ressent le personnage. Tous ces différents procédés sont intéressants pour ça, je trouve. Après, il y en a d’autres qui les utilisent pour jouer avec le récit à l’ancienne, si on prend Truffaut par exemple qui utilisait les fermetures à l’iris. Il s’amusait avec les codes du cinéma muet, mais c’était moins pour faire ressentir les personnages que pour jouer avec le côté narratif. Moi, c’est vraiment une logique de sensation, d’émotion. Par exemple, dans le prochain film il y a une scène de violence. Même si c’est un film léger, on ne se refait pas, il y a quand même des scènes de violence. Donc l’une est vraiment au ralenti parce que, pour moi, c’était la meilleure manière de la filmer pour faire ressentir ce qui se passait. Honnêtement, je vous avoue qu’on essaie des choses, aussi. Au montage, j’adore essayer des trucs. A force d’essayer, on se trompe huit fois sur dix mais il y a une ou deux fois où on se dit : « Tiens, on a trouvé quelque chose qui n’était pas prévu mais qui fonctionne ». Après, les ralentis il vaut mieux les tourner au ralenti, donc il vaut mieux le prévoir avant. Dans Le Tueur on avait comme ça une scène que j’avais fait faire au ralenti après et ce n’était pas heureux visuellement. Alors après, quand je veux des séquences de ralentis, je les tourne directement à 48 images, ou à 100 images. Mais en tous cas, c’est fait au tournage et pas en post-prod, parce qu’il y a une fluidité qui rend cela plus beau.


"C’est pour ça qu’il y a des critiques de cinéma :

pour nous apprendre ce qu’on a fait."


D’ailleurs, dans Le Tueur il y a deux scènes dans lesquelles je ne savais pas si l’effet était intentionnel. La caméra panote quand il regarde l’intérieur de l’immeuble, et quand la caméra longe le corps de Mélanie Laurent, et au milieu de ce mouvement continu on voit un très léger fondu enchaîné. Quelle était votre idée ?


Oui, oui, c’était voulu. Euh, ouf ! Il faudrait que je m’en souvienne (rires). Après, c’est une autre particularité mais moi, je ne revois jamais. On voit beaucoup quand on fait, mais après je ne revois jamais mes films. Donc ce sont des souvenirs parfois un peu vagues. Peut-être que quand je serai plus vieux j’aurai envie de revoir un peu, pour voir s’il y a une cohérence dans tout ça. Par rapport à ce que vous dites, ce sont des extraits de montage qui permettent d’accélérer parfois la prise en elle-même. A un autre moment par exemple, j’avais filmé quelque chose en plan-séquence, et un plan-séquence que je trouve très long. Donc je cut, je fais un fondu-enchaîné dans le même plan, ce qui fait que ça accélère et le plan marche mieux comme ça, tout simplement. Dans le fondu-enchaîné ça peut être un truc d’accélération. Et le fondu-enchaîné donne une impression de caresse, un peu. Pour Le Tueur c’est peut-être ça, cette idée d’un truc caressant, parce que ça met du temps à apparaître et à disparaître. Ce sont des films, Le Tueur ou La Prochaine fois je viserai le cœur – moins le prochain – qui sont assez liés. On glisse vers quelque chose, donc le fondu-enchaîné inscrit le film dans ce mode de récit, dans ce glissement vers une situation.


"Le fondu-enchaîné donne une impression de caresse."

Vous le faites aussi avec les voitures. Soit en glissant de l’arrière à l’avant de la voiture, ou comme dans Le Tueur, un très léger fondu accélère le démarrage de la voiture.


Oui, bien sûr. Ça c’est quand on en plan large sur le parking, vous voulez-dire ? Oui, je m’en rappelle.


Aussi, vous filmez énormément les voitures. Est-ce votre côté américain ?


Américain, pas forcément. Les grands cinéastes de voitures, c’est aussi Godard ou Rossellini. Rossellini a été un grand cinéaste des voitures, si vous prenez Voyage en Italie ou La Peur, tous les films de cette série-là, il y a beaucoup de véhicules. Et Godard adorait ça. Il y a énormément de voitures, dans ses films, et je ne dis pas ça pour m’inscrire dan cette tradition. Mais ce sont des vrais cinéastes de la bagnole. Après, chez les Américains oui, mais ça dépend lesquels. Coppola, effectivement, est un cinéaste de la voiture. Friedkin est un cinéaste de la voiture. Dans les films italiens des années 1960, aussi, les « comédies » et tout ça, il y a beaucoup de décapotables. Antonioni est un cinéaste de voitures, par exemple. Notamment dans Profession : reporter, il y a de très belles scènes de bagnoles. Wenders… Ce n’est pas forcément américain. Après, c’est associé chez les Américains à l‘idée de road movie, aux grands espaces. Mais si on prend Godard ou Rossellini, ce sont des cinéastes de la voiture, que les personnages utilisent pour s’enfuir ou qui les emmène vers quelque chose. C’est associé à l’idée de mouvement ou de fixité. Et ça, c’est cinéma, mouvement ou fixité. C’est vrai que j’aime les voitures, et c’est même une des raisons pour laquelle je situe parfois mes films dans une époque qui n’est pas la nôtre : c’est que les voitures sont filmables. Aujourd’hui, elles sont infilmables. Elles sont rarement belles. Ce sont des boîtes grises, noires, uniformes. Alors qu’à l’époque il y a des voitures un peu longues. Melville importait des voitures américaines pour montrer un voyou de Marseille, ce n’était absolument pas réaliste. Et encore, il tournait à une époque où les voitures françaises avaient encore de la gueule. Et de la couleur, surtout. Aujourd’hui, il n’y a plus de couleur. Et ça, c’était amusant dans La Prochaine fois… d’avoir une ambiance grise, triste, et d’avoir des points de couleurs avec des voitures orange, jaunes, rouges, vertes. Ça fait des petits éléments pop qui obéissent à la culture d’une époque dans un environnement triste. C’est un contraste intéressant. Je ne peux pas dire le contraire : j’adore filmer les voitures (rires). Après, on y est à l’étroit au grand désespoir de l’équipe technique, parce que je déteste une chose : les voitures de travelling. Ah je déteste ça !


"Je déteste une chose : les voitures de travelling.

Ah je déteste ça !"


Oui, vous aviez dit que vous utiliseiz la caméra portée sur la voiture de travelling dans La Prochaine fois je viserai le cœur ?


Voilà, parce que c’est une des leçons du Tueur. A un moment, il y a une scène de bagnole où on est en voiture travelling et je trouve ça figé. J’avais envie de donner des coups de pied dans la voiture travelling pour que ça bouge un peu, tellement je trouvais ça figé (rires). Et c’est vrai que, depuis, j’essaie de faire qu’on soit au maximum à l’épaule dans la voiture travelling pour donner à tout ça un côté un peu tremblé, vivant et pas immobile, figé. Tout de suite ça fait fake, je trouve. Il y a quelque chose de faux. Après ça dépend, le film peut très bien supporter quelque chose qui fasse faux. Mais là, ce n’était pas le cas. La voiture travelling permet d’avoir une très belle lumière, pour les scènes de voiture, mais si en même temps on est à l’épaule, ça va. C’est toujours un mélange des deux, entre l’illusion et le côté naturaliste.


Une scène de voiture revient dans les trois films que vous avez réalisés : un plan large à l’extérieur d’une voiture, au moment où on tue quelqu’un (soit dans la voiture, soit hors-champs) et voit juste le flash lumineux ou on entend les coups de feu.


Oui, c’est vrai. La mise-en-scène, pour moi, c’est plus l’idée de l’action que l’action elle-même. Pour moi, on fait de la mise-en-scène quand on montre une chose sans la montrer, et que le spectateur peut se la faire dans la tête. En plus, l’assassinat dans Le Tueur n’aurait pas répondu au côté rituel qu’il essaie de mettre en place, si on l’avait filmé comme ça. Il s’agissait au contraire d’en faire un moment un peu magique. Dans L’Avocat il est hors champs, et on reste avec lui. C’est encore l’idée de l’action. Quelque part, je trouve cela plus violent. Et dans La Prochaine fois… on a un meurtre, vraiment : une grosse séquence de bagnole réaliste, parce qu’il en fallait une. On ne peut pas tout faire en suggestions. Donc il fallait en montrer une, vraiment. Et ça permettait de rester à l’extérieur pour tout le reste. On ne pouvait pas se permettre, avec ce film-là, de n’être que dans l’idée de l’action. C’est quand même intéressant de montrer que ce personnage est fragile au moment où il tue. Pour ça, il fallait avoir un vrai meurtre. Et le reste, c’est dehors et on voit juste la portière s’ouvrir et le corps qui s’affaisse. Mais c’est aussi un truc de mise-en-scène. Je ne l’ai pas fait beaucoup, mais ce serait le même chose sur les scènes de sexe. Dans le cinéma, avant les années 1980, comme on ne pouvait pas trop montrer, les gens étaient obligés de trouver des idées de mise-en-scène pour qu’on comprenne ce qui se passe. C’est un peu la même chose, le sexe et la violence, là-dessus : il faut trouver des idées de mise-en-scène pour avoir l’idée de l’action plutôt que l’action elle-même.


"La mise-en-scène, pour moi,

c’est plus l’idée de l’action que l’action elle-même."

Ça vous pousse à l’inventivité ?


En tous cas, ça oblige à trouver des solutions visuelles, des solutions un peu différentes. Là où tout le monde serait dans la bagnole embarqué tout le temps, ou montrerait le truc cru. Je ne fais pas un cinéma où on est frontal sur les choses. C’est toujours assez « mis-en-scène ». Même quand on est en caméra portée, on n’est pas trop naturaliste. Ce n’est pas un reportage. Beauvois est plus frontal, là-dessus. C’est un cinéma plus naturaliste. Mais avec aussi de la mise-en-scène et du cadre. C’est vraiment cette idée de la mise-en-scène : s’obliger à inventer une forme qui fait que l’événement est plus marquant pour le spectateur parce qu’il se l’imagine, et il se l’imaginera différemment à chaque film, à chaque vision du film. C’est intéressant. Le cinéma américain était très inventif. A un moment il y avait le Code Hays, où il ne fallait carrément pas montrer que les gens couchaient dans le même lit. Du coup, ils étaient obligés de trouver des solutions de mise-en-scène. Chez Lubitsch et compagnie, pour montrer ce qui se passait sans qu’on ne voie rien. Le cinéma d’horreur était très fort pour ça, à une époque. Quand on n’était pas encore dans le trash ou dans le slasher. Il ne fallait pas montrer tous les meurtres. Et quand c’est nécessaire, il faut le montrer. Par exemple, Hitchcock qui est plutôt dans l’idée de l’action, parfois il prend le temps de montrer la crudité d’un meurtre. Dans Frenzy, on a vraiment la rigidité d’un corps, qu’on met dans un sac à patates, ça dure longtemps, c’est difficile. Dans Le Rideau déchiré, Paul Newman est agressé, à un moment, et ça dure dix minutes, et c’est lui qui s’en sort contre l’espion ennemi. A un moment, il faut montrer, aussi. Ce n’est pas une règle mais c’est intéressant de toujours trouver des solutions visuelles. Peut-être que dans l’esprit du spectateur, c’est plus puissant. Pour le prochain qui se passe dans le porno, on a été obligé de trouver des solutions ! (rires) Pour pas que le film ce soit un Gaspard Noé. Mais lui par exemple, au contraire il est très frontal, encore que la lumière ne soit pas très crue. Elle est très chiadée. Mais en tous cas, il regarde en face et tire sa force de ce regard impassible, frontal. Moi, ça m’amuse plus de suggérer. Mais chacun son truc.


Pour finir, j’aimerais vous poser une question un peu plus générale. Comment envisagez-vous l’avenir du cinéma ? Par rapport aux autres formes comme les séries TV. Je vous pose la question parce que dans vos films, ils regardent beaucoup la TV.


L’avenir du cinéma, c’est compliqué parce que la mort du cinéma on la prédit depuis de que moi j’ai commencé à en faire, et même avant. Et pour le moment on en fait, et ça continue. Et il en reste en plus – je ne parle pas de mes films – de vrais films à voir, des vrais cinéastes en activité. Bon, ça va le cinéma n’est pas totalement mort ! Le cinéma français, c’est un peu compliqué quand même, parce qu’il a du mal avec les choses un peu singulières et les partis pris. Et ce n’est pas forcément la faute des réalisateurs, je trouve. A la base, c’est la faute parfois des financiers qui demandent à des gens qui ont une toute petite notoriété « hop ! Ça y est » de devenir réalisateur. Aujourd’hui, tout le monde est réalisateur, tout le monde fait son film. On peut être présentatrice météo ou chroniqueur dans une émission, deux ans après s’il y a un peu de succès, ils sortent un film, toujours un peu le même, d’ailleurs. Une comédie romantique ou voilà, des trucs comme ça. Et ce n’est pas des comédies romantiques toujours réussies. Voilà, il y a une sorte de nivellement par le bas de quelque chose qui est LE problème, je trouve, du cinéma français, à savoir : les gens achètent des Prime Time. Pour passer à 20h50. Donc du coup, on se retrouve avec des films soi-disant familiaux qui, en salles, ne font rien pour la plupart du temps. Je veux dire, un film commercial, c’est un film qui marche. Souvent, ces soi-disant films commerciaux sont des navets en termes artistiques et en termes de public aussi. Les gens en ont marre de voir toujours le même film. Je trouve qu’il y a un petit déficit d’originalité là-dessus. Une peur de faire des choses originales. Et en même temps, le cinéma d’auteur a parfois son académisme lui-aussi. C’est rare les points de vus originaux, finalement. Il y en a, évidemment, des cinéastes encore en France qui sont bien. Mais je trouve que le cinéma d’auteur a parfois des formes d’académisme. Des films « avance sur recette » qui ne froissent personne, finalement pleins de bons sentiments [NDLR : l’avance sur recette est une forme de financement par le CNC]. Malgré tout, il reste encore des gens singuliers un peu partout. Mais quand on voit le Coffret des Césars, je trouve ça effrayant. Quand on voit les deux cents films français, et que je m’aperçois qu’il y en a cinq que je veux voir. Ça, c’est quand même chiant.


"La mort du cinéma, on la prédit depuis de que j’ai commencé à en faire,

et même avant. Et pour le moment, on en fait toujours."


Et après les séries, on m’en propose. On m’a proposé des choses à « prendre en main » mais qui étaient déjà écrites donc je n’ai pas pris. Parce que je me dis que, si je dois en faire une, j’essaierai de la « charronner ». En ce moment, j’ai un projet avec un cinéaste coréen assez connu sur une série un peu violente. Et un autre qui est une création personnelle. Ça fait partie des choses qui m’intéressent vraiment. Après, c’est une autre économie, c’est une autre manière de travailler. Les séries, c’est quelque chose qu’on tourne très très vite. Alors moi je tourne vite, donc ça va. Mais il faut faire vingt-cinq plans par jour. Moi j’aime la mise-en-scène, donc c’est vrai que des fois on a une petite frustration de ça. Et même des séries remarquables comme Engrenages, c’est l’histoire qu’on suit et qui nous tient, ce n’est pas la mise-en-scène. Alors que les séries américaines ont quand même un truc. C’est comme si le cinéma indépendant était là-bas, maintenant, dans les séries américaines. Il y a une direction artistique forte à chaque fois, qui fait partie de l’identité de la série. C’est comme avant les groupes de rock qui avaient leur pochette de vinyle, ils avaient une direction artistique pour que la pochette soit magnifique. Sur les séries américaines il y a ça : c’est beaucoup plus pensé, et avec plus de goût, surtout. Mais oui, ça m’excite, ça m’intéresse, ça fait partie des choses possibles, qui peuvent m’occuper dans les années qui viennent. Toujours avec le cinéma en ligne de mire principale parce que j’ai plus d’idées de films que de temps pour les faire, déjà. Et puis il y a le fait qu’on a une liberté dans le cinéma qui est grande et forte. Quand on travaille pour une chaîne de TV – et c’est normal – il y a beaucoup de réunions, et c’est long. L’écriture, les validations, le processus est un peu plus long. On verra si j’ai la patience. (rires) Mais ce qui guide, c’est quand même la liberté. C’est ce qu’on ressent dans les séries américaines : une grande liberté de récit. Je trouve que ce serait bien ici qu’on s’y mette aussi. Pour l’instant, je trouve que ce n’est pas tout à fait le cas. Moi j’ai fait des réunions avec des gens qui avaient les meilleures intentions du monde, avec qui on pouvait parler justement de séries américaines qu’on adore, et puis – finalement – il y avait quand même la ménagère. Ah ben d’accord, si c’est pour me parler de la ménagère… Je pense que les gens, et notamment la ménagère, elle est prête à vouloir vivre des choses différentes mais que les gens dans les bureaux, c’est un trop gros « risque » pour eux. Donc ils n’osent pas le prendre.


"Les séries américaines ont quand même un truc.

C’est comme si le cinéma indépendant était là-bas, maintenant.

Il y a une direction artistique forte à chaque fois,

qui fait partie de l’identité de la série."


Je suis convaincu qu’aujourd’hui, quand on paie sa place de cinéma – qui quand même assez chère – ou quand on s’abonne à des chaînes notamment pour les séries, c’est parce qu’on veut voir des choses originales. Que les autres chaînes n’offrent pas ou que les autres films n’offrent pas. On vit moins à l’époque des stars que du concept, je pense. Ce qui compte, c’est tel acteur dans tel rôle. Mais c’est le rôle qui compte, dans telle histoire. Aujourd’hui, c’est le concept qui fait que les gens vont être attirés par un film ou une série. D’ailleurs, dans les séries américaines ce sont souvent des acteurs qu’on ne connaît pas forcément. Il y a de plus en plus d’acteurs de cinéma parce que, comme il n’y a plus de cinéma indépendant, il faut bien qu’ils travaillent. Donc ils sont d’accord maintenant pour faire des séries alors qu’avant c’était moins le cas. Mais parce qu’ils ont des vrais rôles, qu’on appelait avant des « rôles à Oscar », dans les séries. Le cinéma américain s’uniformise aussi un peu, sur le cinéma commercial en tous cas. Il est parfois beaucoup plus original à la TV, ou sur Netflix ou Amazon que sur grand écran. Enfin je ne dis rien de bien original. (rires) Tout le monde le sait, ça.


"On vit moins à l’époque des stars que du concept, je pense."




Cédric Anger, La Chèvre


 
 
 

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